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L’énigme du chevalier
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Juin 2000

Lettre de Philippe Poussin à Antoine Desclaibes.

Montségur, le 28 juin 2000.

« Cher Antoine,

J’y suis ! Les fouilles commencent.

Acheminer notre matériel n’a pas été de tout repos ; le pech est toujours aussi inaccessible. Il ne se passe pas une minute sans que je songe à tous les événements qui se sont succédé dans cette région, maintenant que je me retrouve enfin au milieu de ces ruines. À l’heure où je t’écris, je suis exactement au cœur du château. Il n’a de voûtes que ce ciel de juin qui nous assomme. Il fait déjà trente degrés à l’ombre et le soleil n’est pas encore à son zénith. J’ai recouvert ma tête d’une vieille chemise qui me donne l’air d’un drôle de Bédouin perdu au sommet de sa dune. J’ai fait bonne chère hier soir pour fêter le début de nos travaux : foie gras au jus d’abricot, cassoulet à la mode régionale, le tout arrosé d’un bon rouge des Corbières…

Heureusement, ici, c’est déjà la montagne. Entre ces amoncellements de pierres grises, dans ce qui fut autrefois la cour du château, aujourd’hui envahie par les herbes, il me semble voir les cinq cents personnes qui, attendant la fin, arpentèrent le castrum désigné pour l’hallali. J’entends bruire la population occitane, je domine ces villages logés au creux des vallées… Hors du château, nous bénéficions d’un panorama incomparable sur le paysage alentour. Il donne le vertige. Je me suis assis tout à l’heure de l’autre côté, sur cette excroissance rocheuse qui semble s’échapper du pic, et où, autrefois, fut installée la barbacane. Devant moi, à quelques mètres, la falaise plonge soudain vers les profondeurs. Où que l’on se tourne, le sentiment est le même : celui d’être coupé du reste du monde, dans un endroit vers lequel convergent les faisceaux d’un maillage compliqué. Montségur semble l’ambassadeur d’une humanité tourmentée, cherchant un Dieu qu’elle interroge toujours sans réponse, et dont elle ne cesse d’implorer la grâce.

La carte de la région renforce cette impression ; Quéribus, Peyrepertuse, Lastours, Cabaret, Termes, au loin les cités de Toulouse, Carcassonne, Foix et Béziers, au sud les Pyrénées et la frontière espagnole : Montségur est au cœur de cette toile vibrante de résonances. Non loin de moi, un escalier aux marches étroites, qui menait jadis au chemin de garde, s’élève vers le bleu du ciel et s’interrompt soudain, à la lisière de la paroi ; il ne conduit nulle part et pourtant, il est aisé de s’imaginer combien de fois il a dû être monté et descendu, comme il est aisé de s’imaginer les hommes, soldats ou petites gens, qui franchirent les arcades de ces portes monumentales. Oui, mon cher Antoine, quel plaisir d’être enfin là où ma volonté ne cessait de m’appeler !

Je te remercie de m’avoir envoyé, avec la suite de ton récit, ces quelques passages de l’œuvre originale. Senhors, so fo en estiu, cant l’iverns se declina, Que reven lo dos temps e torna la câlina ; E fo coms de Montfort de l’ostejar s’aizina, Al castel de Menerba, qu’es lai ves la marina, Mes lo setge entorn, c’aitals es sa covina. Comme cette vieille langue occitane fleure bon les saisons de lumière ! Je comprends qu’elle enflamme l’antre où tu te trouves encore. Il est toujours saisissant de percer les secrets d’une langue disparue – ou, à tout le moins, qui n’a plus d’autre vertu que celle de nous rappeler à la mémoire du passé. Après ta dernière lettre, j’ai beaucoup réfléchi à la fascination exercée par ces endroits. En l’occurrence, ici, c’est la beauté de la révolte et la complexité des enjeux de cette période qui, je pense, attirent les gens comme moi. On croit y trouver quelque vérité sur soi-même : voilà qui est très troublant. Il en va ainsi d’Escartille à Béziers. Quelle force d’âme pour ces populations, soudain emportées dans la tourmente ! J’y décèle quelque chose de profondément humain. Lorsque je regarde ce qu’il nous reste aujourd’hui de ces fois vibrantes, engageant la totalité de l’être, et des inextricables contradictions qui viennent s’y mêler, je ne puis m’empêcher de penser que notre époque est bien pauvre en réflexion. Il faudra, un jour, qu’une plume alerte, voltairienne, se décide à faire le procès de cet Occident infatué de lui-même, qui oublie la source des richesses dont il se gargarise et la manière dont il les a conquises. Par bonheur, il semble avoir vaincu les fanatismes et encore, pas totalement ; nous avons inventé la tolérance et la laïcité à force de combats, et d’autres batailles restent à mener. Nous voilà libres comme jamais, débarrassés de l’ombre tutélaire des dieux ! et saisis pourtant de nouveaux vertiges, en quête de pères nouveaux, de certitudes intangibles dont nous nous apercevons, peu à peu, qu’elles n’existent plus, qu’elles ne peuvent plus exister, en tout cas, sous leurs formes anciennes. Partout, encore, les guerres continuent. Nous sortons à peine d’un siècle qui a su réinventer l’absolu de la barbarie. Quand saurons-nous réinventer l’absolu de la fraternité ? Combien de temps tout cela doit-il durer ?

Ah, Antoine ! Toi et moi sommes des humanistes en perdition, nourris du sein d’un judéo-christianisme qui fut longtemps le terreau de nos civilisations ; nos combats sont d’arrière-garde ! Mais les frontières s’abolissent, il est tant de croyances, de rêves que nous ne pouvons plus ignorer ! Peut-être la rencontre de ces rêves sera-t-elle notre salut définitif.

J’ai compris ce que tu m’as soufflé la dernière fois. Y a-t-il un motif suffisant pour autoriser une telle horreur ? Cet homme qui se dirige vers Montségur, dont l’identité risque de nous demeurer à jamais inconnue. Ce chevalier semble jaillir de nulle part, héraut d’une cause improbable ; il ne porte aucun des signes distinctifs de la chevalerie occitane ou française. Le poète paraît suggérer qu’il vient de Terre Sainte, il est sans doute chrétien, mais a la couleur de peau d’un Maure. Qu’emporte-t-il à Montségur ? Quel est ce secret qu’il semble garder jalousement, et qui intrigue notre troubadour ? S’agit-il d’un objet, qu’il porterait dans sa besace noire, ou d’une quelconque vérité qu’il lui brûle de transmettre ? Cela n’a pas manqué de stimuler ma réflexion ; et voilà une indication de plus qu’il s’est bien passé quelque chose, dont l’Histoire, en refermant furieusement son couvercle, nous a sans doute privés.

Une idée singulière m’est venue : s’il fallait prendre un peu de hauteur ? Si le poète lui-même nous cachait ce quelque chose ? S’il avait, au-delà du chaos de ces événements disparates, une intention précise, une seconde vue ? Tu penses, et je te rejoins là-dessus, que le problème est moins d’ordre politique que théologique. Tu te demandes pourquoi ces aventures mouvementées se sont retrouvées en enfer, et voici que tombe entre tes mains, grâce à ton étonnant archiviste, ce Livre des Deux Principes, où se profile non plus l’ombre divine, mais celle du Démon – ce même Démon que le troubadour crut voir à Béziers. Nous voici conduits vers cette figure étrange du chevalier de Nulle Part, Parzifal égaré devant une ville de cendres. En définitive, je vois ce qui t’intrigue : le poète semble préparer sa révélation. Peut-être a-t-il écrit ses parchemins, non pas au moment même de ses aventures, mais à l’issue de ces événements, et bien après encore ; si quarante ans s’y trouvent mêlés, il a sans doute eu tout loisir d’y revenir et d’en remanier certains passages, voire de les réécrire.

Peut-être a-t-il lui-même découvert ce qui nous échappe encore ?

Les armées se lèvent, une extermination a commencé et les moyens déployés par l’Église sont immenses. Peut-être y a-t-il à cette gigantesque curée une raison précise. Peut-être l’Église elle-même savait-elle quelque chose qui justifiât tant de hargne, qui l’autorisât à renier son propre message d’amour évangélique, sans la moindre once de remords. Arnaud-Amaury n’était peut-être pas seulement un fanatique, comme on le dirait aujourd’hui. Peut-être, outre les raisons propres à son époque, qui sont indiscutables, sentait-il également sa main guidée par une autre raison objective, souveraine, impérieuse, qui pût servir de passe-droit à tous ces excès. L’Église commence sa guerre en se saisissant du prétexte du meurtre de son légat. Pourtant, n’est-ce pas elle qui, théologiquement parlant, est déjà acculée ?

Alors, acculée par quoi ?

Tu vois, je saute à pieds joints dans le jeu que tu as engagé, comme un écolier dans une flaque d’eau. Ici, nous tendons les cordes et les arceaux pour délimiter les périmètres de nos fouilles sans abîmer le site ; nous alignons les pioches, les pelles et les foreuses miniatures ; nous sortons déjà nos pinceaux et nos carbones. Je dois retourner à la tâche. Quant à toi, je n’ai qu’un mot à te dire :

Continue.

Affectueuses pensées,

Philippe. »